[1] Les technologies de l’information se généralisent dans un grand nombre de domaines de la vie collective et domestique. En avril 2002, le milliardième PC a été livré[2]. Plus de 800 millions de téléphones portables ont été vendus en 2005[3]. Les puces envahissent notre quotidien : automobiles, PDA et lecteurs MP3.
Mis sur le marché, les produits usagés finissent tôt ou tard par en sortir. Chaque année, 20 à 50 millions de tonnes de DEEE (Déchets d’équipements électriques et électroniques) sont produits dans le monde et chaque citoyen de l’Union européenne se débarrasse de 25 kg de ces déchets. En moyenne 500 millions de PC contiennent 2 872 000 tonnes de plastique, 718 000 tonnes de plomb, 1 363 tonnes de cadmium, 863 tonnes de chrome, 287 tonnes de mercure[4]. À la fin des années 90, une bonne partie de ces déchets était exportée et traitée dans des pays en voie de développement, dans des conditions désastreuses.
Pour faire face à cette forte augmentation de nouveaux déchets, la France devait avoir appliqué la directive DEEE et avoir collecté 4 kg de DEEE par habitant à la fin de l’année 2006. Alors que la Suède collectait déjà plus de 16 kg fin 2006, notre pays n’avait toujours pas collecté son premier kilo.
Les sociétés réagissent face au problème des déchets
Deux textes principaux sont venus organiser la fin de vie des produits : la directive DEEE (2002/96/CE) et la directive RoHS (Restriction of Hazardous Substances – 2002/95/CE), plus rarement nommée par son acronyme français : LSD (Limitation des substances dangereuses). Ces directives touchent les gros appareils ménagers (réfrigérateurs, lave-vaisselle, etc.), les petits appareils ménagers (aspirateurs, friteuses, etc.), les équipements informatiques et de télécommunications, le matériel grand public (postes de radio, caméscopes, etc.), le matériel d’éclairage, les outils électriques et électroniques (scies, foreuses, etc. à l’exception des gros outils industriels fixes), les jouets, équipements de loisirs et de sport, les dispositifs médicaux (à l’exception de tous les produits implantés ou infectés), les instruments de contrôle et de surveillance (détecteurs de fumée, thermostats, etc.) et les distributeurs automatiques (boissons, monnaie, …). Les technologies de l’information représentent 5 à 15 % du flux total.
La directive DEEE a été adoptée en 2002 et devait être mise en œuvre dans les juridictions nationales en juillet 2005. Elle prévoit de mettre en place des filières séparées et d’atteindre une collecte minimale de 4 kg de DEEE par an et par habitant d’ici au 31 décembre 2006, afin d’atteindre les taux de réutilisation et de recyclage indiqués dans le tableau 3.
Tableau 3. Objectifs de la directive DEEE[5]
C’est le producteur qui doit financer le système et s’assurer que son produit a bien été traité. Les produits destinés à être mis en filière séparée sont marqués d’une poubelle barrée. La Belgique a un système bien rodé et collecte déjà près de 7 kg, quand la Suède en collecte 15.
La France, elle, est très en retard. Des blocages importants existent et freinent la mise en œuvre de dispositifs efficaces. Schématiquement, les industriels préféreraient avoir la maîtrise de toute la filière, de manière à utiliser la conception pour l’environnement (écoconception) comme avantage compétitif : une conception astucieuse permettrait de réduire les frais de traitement et de diminuer le coût. Les associations environnementales souhaitent que le producteur soit au maximum responsable des produits qu’il met sur le marché. Elles poussent aussi à la réutilisation des composants, alors que les industriels préféreraient envoyer le matériel directement à des usines chargées de les broyer puis de séparer les composants.
De leur côté, échaudées par l’expérience Eco-emballages, les collectivités territoriales redoutent de se voir mettre sous la coupe d’un éco-organisme trop puissant, qui leur dicterait la politique à suivre au niveau local et ferait l’aménagement du territoire à leur place. L’explication économique est simple. Les producteurs peuvent mettre en place des opérations rentables de collecte dès lors que le gisement de déchets est concentré : villes, gros centres d’activité économique, etc. L’équilibre économique peut alors être atteint. Mais ce n’est pas le cas pour les déchets en quantité dispersée, tels que ceux qui sont disséminés chez les particuliers. En prendre la charge reviendrait à augmenter très fortement le prix des appareils neufs. Les producteurs vont donc déléguer la collecte aux collectivités territoriales et les dédommager. Au motif des économies d’échelle, le système Eco-emballage a conduit à la mise en place d’un organisme unique. Brassant des sommes importantes, cet organisme s’est retrouvé en capacité de dicter aux petites communes ce qu’elles doivent faire en matière d’aménagement du territoire. Les collectivités souhaitaient donc que la DEEE conduise à la mise en place de plusieurs organismes. Mais d’un autre côté elles souhaitent aussi avoir un guichet unique. De cette tension est née la structure française : quatre éco-organismes (ERP, Recy’stem Pro, Ecologic et Recylum) et un organisme coordinateur (OCAD3E).
La difficulté à se mettre d’accord autour des termes du décret traduit encore d’autres enjeux. La directive impose ainsi aux distributeurs de reprendre le matériel usagé. Ceci exige d’eux qu’ils disposent d’une surface suffisante pour stocker des quantités importantes de matériel et que les chaînes logistiques nécessaires pour les évacuer soient en place. La négociation française a laissé peu de place aux distributeurs.
L’enjeu de la réutilisation est aussi très présent, en particulier parce qu’elle est liée à de l’emploi d’insertion. Les acteurs de l’économie sociale et solidaire sont aujourd’hui très présents dans le domaine de la réutilisation des équipements électriques et électroniques usagés et cela dans toute l’Europe. L’image High Tech de ces produits est très valorisante pour les personnes en voie d’insertion. Les organisations qui œuvrent dans ce secteur, telles ENVIE, Emmaüs ou Ecomicro, défendent leur activité et refusent de voir les équipements partir directement au broyage. Les associations environnementalistes soutiennent cette position car elle permet aussi de réutiliser au mieux les matériels, solution écologiquement la plus avantageuse.
Enfin les associations estiment que les constructeurs traînent les pieds sur la RoHS. Elles pensent qu’ils peuvent faire beaucoup de progrès dans la réduction de l’usage des toxiques et qu’ils ne le font pas pour des raisons étroites de profit immédiat[6].
Les impasses du débat actuel
Les TIC ont été mises sur le marché avec bien peu de souci sur l’aval de leur cycle. À nouveau, comme ce fut le cas pour tant d’autres produits, les effets négatifs, bien prévisibles, n’ont été pris en compte que lorsqu’il est devenu difficile de les ignorer.
La directive DEEE est construite sur le principe de « responsabilité élargie du producteur » (REP). Imaginé dès 1975, il n’a été mis en place que tardivement. Après les huiles usagées, les emballages (directive 2004) et les batteries (révision de la directive 1991 en cours), ce sont les véhicules hors d’usage (directive 2000), les DEEE, les pneumatiques (décret de décembre 2002), les produits phytosanitaires, emballages et produits non utilisés (action volontaire), les courriers non sollicités (loi des finances 2003) et les bateaux de plaisance hors d’usage qui sont concernés par ce type d’évolution. Il s’agit là d’une tendance lourde.
La REP conduit à une double évolution, en théorie. D’une part, le principe pollueur-payeur passe du détenteur du déchet (fin de vie du produit) au producteur (metteur sur le marché) du produit neuf. D’autre part, le contribuable laisse la place au consommateur pour financer la gestion des produits en fin de vie concernés[7]. Ainsi est-il possible d’introduire une concurrence sur la conception écologique des produits (écoconception). L’objet de la future directive « Politique intégrée des produits » (PIP) est de généraliser cette approche.
Certains constructeurs ont fait depuis longtemps des efforts. Mais le dispositif mis en place aujourd’hui n’incite pas à l’écoconception. Les produits arrivant sur le marché à la date « t » en sortent plusieurs années plus tard, après stockage, réutilisation, etc. Il est parfois impossible de retrouver le fabricant qui a été vendu, racheté ou délocalisé. Devant l’impossible traçabilité, les éco-organismes ont choisi de facturer leurs services en fonction des parts de marché des constructeurs, critère qui n’a absolument rien à voir avec le caractère éco-conçu des produits…
De plus l’obsolescence des produits a été considérablement accélérée, que cela vienne des logiciels, chaque fois plus consommateurs en ressources machine, ou du hardware, dont l’évolution constante et régulière (la « loi de Moore » qui prévoit le doublement de la puissance tous les 18 mois) permet aux éditeurs de logiciels de pouvoir compter sur les capacités nécessaires le jour de la sortie de leur produit. La durée de vie des ordinateurs a chuté, passant de six ans en 1997 à deux ans en 2005[8]. Les téléphones portables ont une durée de vie de moins de deux ans dans les pays industrialisés[9].
En admettant que les produits puissent être suivis et identifiés, l’avantage supposé ne joue que de manière très marginale. Les frais de traitement en fin de vie sont aujourd’hui de l’ordre de quelques euros pour un produit TIC à quelques dizaines d’euros pour un réfrigérateur. Ces frais varient fortement avec le niveau de traitement voulu, puisque le coût du recyclage augmente de manière exponentielle avec l’accroissement du taux de récupération de la « matière première secondaire » (MPS), mais le choix qui est fait tend à aller au plus économique, compte-tenu des prix actuels du marché : passer les machines au broyeur, récupérer les métaux par électroaimants, l’aluminium par courants de Foucault et les métaux précieux par traitement électrochimique.
Ajoutons à cela que les éco-organismes chargés de gérer les DEEE pour le compte des producteurs sont des sociétés par action simplifiées dont les producteurs sont les principaux actionnaires. Quel intérêt auraient-ils à réduire les déchets ? L’exemple des incinérateurs montre au contraire que la structuration de tels organismes en société lucratives conduit à augmenter les quantités traitées. Les éco-organismes ont intérêt à accroître les volumes de déchets. Si tel n’est pas le cas, ce ne sera pas pour des raisons économiques mais par engagement citoyen des constructeurs.
Enfin les consommateurs n’achètent pas particulièrement les produits écoconçus. Dès lors les constructeurs de bonne volonté se retrouvent face à un dilemme : écoconcevoir à perte, c’est-à-dire laisser la place aux produits concurrents qui ne sont pas écoconçus, ou arrêter de pratiquer l’écoconception. Les constructeurs motivés doivent donc s’y prendre autrement pour faire des progrès. Hewlett-Packard affirme publiquement avoir besoin de Greenpeace pour être incité à faire de l’écoconception.
La question du financement n’a pas été mieux traitée. Les collectivités territoriales ont refusé d’augmenter la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM) au motif que celle-ci avait trop augmenté ces dernières années. Le principe de « REP » a donc conduit en réalité à reporter la charge sur tous les consommateurs. Cela aurait un sens si les TIC étaient des consommations strictement individuelles, si le consommateur pouvait « préférer » les TIC à d’autres possibilités. Mais les TIC remplacent les autres services. Les cabines téléphoniques disparaissent avec la généralisation des téléphones portables. Il y a des effets de système qui sont irréductiblement d’ordre collectif. Les TIC sont en passe de devenir obligatoires. Sans Internet, comment chercher un emploi, rédiger sa déclaration d’impôts, etc. ? Le coût de traitement sera donc réparti à coût égal entre tous les consommateurs, ce qui revient à un impôt non progressif.
L’écoconception en elle-même pose des problèmes sérieux. Les analyses de cycle de vie sur lesquelles elle se base n’offrent pas de solution simple. Les produits TIC sont les mêmes dans le monde entier. Mais les capacités de traitement varient énormément selon les territoires. Pour des pays qui ne savent gérer que les déchets inertes et les déchets organiques, les PC devraient être réalisés uniquement dans ces deux types de matériaux. Est-ce possible ? Rien ne l’indique. Les PC envoyés dans les pays du Sud peuvent tomber en panne rapidement en raison de la qualité du courant, du manque de pièces de rechange, etc. Ils deviennent des déchets toxiques. Les enquêtes de terrain montrent que les téléphones portables, en changeant de possesseur, perdent de la valeur et finissent dans les mains des plus pauvres qui sont situés… dans les campagnes, à l’endroit le plus éloigné des capacités de traitement ou de réparation. L’écoconception dépend de territoires alors que la conception est totalement déterritorialisée, mondialisée. Le grand écart entre les deux sera difficile à combler sans toucher aux performances des appareils – ce qui aura des implications importantes en termes de service rendu.
Et c’est là le cœur du problème : dans toutes ces discussions, la question du service rendu n’a jamais été évoquée. Les TIC sont-elles des gadgets ou des instruments de progrès ? Le débat a considéré que cette question devait être laissée au marché et à la réclame. La transposition de la directive DEEE n’est pas le résultat de la recherche des objectifs énoncés par le Parlement européen, qui est pourtant à l’origine de cette directive[10]. Il est le résultat d’un compromis entre les parties prenantes qui étaient à la table, à savoir certains producteurs (les plus gros), l’ADEME, le ministère de l’Ecologie et du développement durable, les collectivités territoriales et quelques associations au sein desquelles les environnementalistes étaient les mieux représentés.
Ni le consommateur ni le citoyen n’étaient réellement à la table des négociations. Rien n’est fait pour l’informer. Il doit payer et trier, c’est tout. Du côté des producteurs, le dilemme va grandissant : il faut à tout prix que le consommateur achète pour que les affaires continuent, mais d’un autre côté ces mêmes producteurs imputent très facilement la responsabilité de la dérive écophagique actuelle à l’insatiable appétit de ce consommateur, à la fois aimé et honni. L’enjeu du contrôle de l’espace public et des messages qui y circulent est donc absolument crucial. Cette conclusion n’étonnera ni les philosophes ni les politologues ni même le simple citoyen, mais elle terrorise les techniciens et les responsables qui ont peur d’affronter le débat. Le dernier exemple en date est la campagne d’Eco-emballages « contre les idées reçues » en matière de recyclage. Cette campagne a été très contestée par les associations et certaines collectivités locales[11]. Eco-emballages est pourtant membre du Comité 21 et de bien d’autres instances : cet organisme aurait pu mener une démarche inclusive s’il l’avait voulu.
[1] Article tiré de l’étude F. Flipo & al., Edechets – l’écologie des infrastructures numériques, Rapport de Recherche, GET, 2006, http://www.int-edu.eu/etos/rapports/INT_Flipo_Edechet_final_av06.pdf
[2] R. Kuehr & E. Williams, Computers and the environment – Understanding and managing their impacts, Kluwer Academic Publishers, United Nations University, 2003.
[4] Microelectronics and Computer Technology Corporation, Electronics Industry Environmental Roadmap, Austin, TX, 1996, http://www.ewaste.ch/facts_and_figures/valuable_materials
[6] Greenpeace, Technologie toxique – débranchez l’électronique toxique, 2005.
[7] ADEME, Filières et recyclage – Le colloque des professionnels sur les produits en fin de vie, 2004.
[8] US EPA, Electronics: a new opportunity for waste prevention, reuse, and recycling, 2001, www.epa.gov/epaoswer/osw/elec_fs.pdf
[9] PNUE, Les Déchets Electroniques, la face cachée de l’ascension des technologies de l’information et de la communication, Pré-alertes sur les menaces environnementales émergentes, 2005, http://www.grid.unep.ch/product/publication/download/ew_ewaste.fr.pdf
[10] COM (2000) 347 final.
[11] C. Avignon, Eco-emballages: de faux arguments contre de fausses idées reçues, Journal de l’Environnement, 19 mars 2007, http://www.journaldelenvironnement.net