Les opérateurs de télécommunication face au tout-IP


Voici donc venu le temps de la mutation définitive des opérateurs historiques de la téléphonie traditionnelle vers le tout-IP. Cette mutation représente bien davantage qu’un simple changement de technologie. Quelques éléments sur les enjeux sous-jacents sont envisagés ici.

Le temps des remises en question, des virages stratégiques et des résistances

Traditionnellement, le modèle économique de l’opérateur télécom reposait sur la valorisation des lignes et réseaux téléphoniques en tentant d’optimiser l’occupation du réseau, donc sa rentabilité, par la maximisation du trafic (c’est-à-dire ce qui est rémunéré par les usagers) en Erlang[1]. L’architecture des réseaux en question est monolithique, conçue pour assurer les services voix et connexes (fax par exemple) à l’exclusion de tout autre. L’ensemble de la chaîne des concentrateurs, centraux, multiplexeurs etc. est ainsi dédié à l’unique fonction du service voix.

Par ailleurs, l’opérateur possède le contrôle exclusif des usages de l’ensemble des services offerts et de leur facturation. Cette dernière repose sur un modèle à l’acte, où chaque service fourni est qualifié par des attributs de facturation. On observe d’autre part une association étroite entre le support (la ligne et le réseau téléphonique) et le service (la voix) dans une relation appariée 1:1. Ce lien étroit entre la fonction de transport de l’information d’une part et le service rendu d’autre part, est une caractéristique essentielle de cet ancien modèle.

L’avènement du tout-IP remet en question l’ensemble de ces fondamentaux en les contredisant un par un. En effet :

– L’architecture du réseau IP est fondamentalement ouverte, faite pour transporter de l’information au sens large. Le réseau IP ne « sait pas », a priori, s’il transfère de la voix, une image ou un code bancaire. Il n’y a aucune prédestination particulière du réseau IP et de ses équipements.

– L’opérateur fournisseur d’accès IP, typiquement (et sauf exception[2]), ne contrôle en rien l’usage qui est fait du réseau ; une fois que la connectivité est assurée, l’usage lui en échappe totalement.

– Il ne peut donc exister de facturation à l’acte.

– Il n’y a plus aucune relation entre le support et le service rendu.

Illustrons la situation par un exemple. L’usager souhaitant joindre un correspondant par téléphone pourra, selon le cas, le joindre directement et gratuitement si ce dernier est présent en termes de messagerie instantanée (au moyen de Skype, Messenger ou autre) ; dans le cas contraire, il pourra le joindre par l’intermédiaire d’un opérateur tiers (parmi la multitude des opérateurs SIP) qui assurera le transfert vers le réseau téléphonique commuté traditionnel, moyennant une taxation à l’acte. Et cette dernière rémunèrera l’opérateur tiers, et non le fournisseur IP de l’appelant ! La boucle est bouclée : le service, y compris téléphonique, échappe ici à l’opérateur traditionnel.

Quel peut donc bien être, dans ce contexte radicalement changé, le modèle économique de l’opérateur ? Globalement, il y a passage à un mode au forfait, c’est-à-dire, en définitive, démonétisation[3] des services de télécommunication. En simplifiant, l’usager se verra facturer un montant fixe f = I/N + m si I est l’investissement de l’opérateur, N le nombre d’usagers et m la marge que s’accorde l’opérateur. La notion de service disparaît du calcul.

Examinons la transformation du rôle de l’opérateur dans ce changement de repères. Auparavant, le lien étroit entre le service téléphonique et le réseau conférait à cet opérateur le rôle privilégié de fournisseur de services. Nous devons nous rendre à l’évidence : dans le modèle tout-IP l’opérateur ne fournit plus aucun service, si ce n’est celui de transport d’information en vrac.

Pour résumer :
L’opérateur de télécommunication devenant opérateur IP est en situation de deuil de son statut de fournisseur de services et d’endosser les habits modestes de « vraquier de l’information » (bit carrier).

Inutile de dire que les opérateurs de télécommunication ont fort bien compris l’ensemble de ces éléments stratégiques, ainsi que la menace évidente pesant sur leurs revenus liés aux services.

Sur cette question intervient une technologie issue de la téléphonie mobile UMTS. Cette téléphonie 3G devait permettre à l’usager, d’une part de profiter de la base installée du réseau GSM existant, mais aussi de profiter des nouveaux usages liés à la connectivité IP haut débit : bureau mobile (courriel), télé-présence mobile, etc. C’est dans la perspective de futurs réseaux UMTS qu’un consortium d’opérateurs s’est formé : le 3GPP, avec comme objectif de fournir une architecture de fourniture et de gestion de services sous IP. Cette architecture, l’Internet Multimedia Subservice (IMS) (voir la figure), propose un certain nombre de composants et de protocoles permettant, schématiquement, de mettre en œuvre un portail de services variés (téléphonie, musique ou vidéo sur demande, multi-conférence, etc.) sous le contrôle de l’opérateur. L’applicabilité de l’IMS s’est rapidement élargie à l’ensemble des technologies d’accès IP (ADSL, etc.) sous l’influence des opérateurs de réseaux fixes.

L’IMS représente donc exactement ce dont rêvent tous les opérateurs dans ce contexte : le retour « au bercail » de la valeur ajoutée des services. Cette reprise en main s’accompagnerait, entre autres, du retour des taxations à l’acte rendues possibles par l’IMS.

architecture_ims

Schéma de l’architecture IMS

L’IMS est actuellement (2006) standardisée et rien ne s’opposerait à son déploiement, des produits industriels étant disponibles. Néanmoins, on peut observer que depuis la conception de l’IMS, les offres de services à valeur ajoutée hors contrôle de l’opérateur se sont multipliées et enrichies. Ceci concerne tant la téléphonie SIP (y compris la multi-conférence multimédia), qui était perçue comme le pré carré de l’IMS, que d’autres offres liées à la musique ou la vidéo (iTunes, YouTube sont des exemples partiels).

D’autre part, l’IMS pose la question de la relation de contrôle entre transport et contenu ; car l’IMS suppose par définition que l’usager choisisse son service parmi un certain portefeuille, forcément limité, proposé par le portail IMS de l’opérateur :

– En tout état de cause, le fait de restreindre l’offre de services à celui du portail IMS serait probablement ressenti comme très frustrant par l’usager, vis-à-vis de la richesse des propositions de l’internet global. L’usager aurait alors une tendance naturelle à « s’échapper » en choisissant un opérateur concurrent moins limité ;

– Par ailleurs il ne semble pas dans l’intérêt des fournisseurs de contenu (musique, vidéo) de restreindre leur marché potentiel en le faisant passer à travers un certain portail IMS s’adressant uniquement à des abonnés d’un certain opérateur, au lieu de s’adresser directement à l’ensemble des internautes. L’indépendance de ces fournisseurs de contenu vis-à-vis des opérateurs semble être, au contraire, une condition de leur modèle de revenus dans l’état actuel.

En termes de prospective, deux scénarios pourraient être opposés pour les années 2007-2009. Un premier scénario dit de crispation monopolistique reposerait sur un modèle IMS généralisé. Les opérateurs d’accès et de services IP restreindraient leur offre à un portefeuille limité, strictement contrôlé et facturé et bloqueraient les services IP de base (ftp, http, etc.). Dans ce cadre, les biens culturels échangés seraient régis par l’application de la GDN[4] ; la majorité des formats d’échange de fichiers, services, etc. seraient possiblement imposés par l’un des acteurs majeurs de la GDN : Microsoft. Les opérateurs retrouveraient alors le modèle de facturation à l’acte, qui fit leur bonheur du temps des monopoles. Le déterminisme du retour sur investissement permettrait, en retour, d’obtenir une qualité de service élevée.

Un scénario dit de distribution des rôles est davantage dans la continuité de la tendance actuelle. Il conduirait à ce que les opérateurs IP assument pleinement leur situation de bit carrier et y puisent une source de revenus acceptable, mais forcément limitée et inférieure à la valeur ajoutée des contenus et des services, qu’ils abandonneraient définitivement. L’ensemble de la téléphonie migrerait alors rapidement sous SIP et ne ferait plus l’objet de taxation. Les fournisseurs de contenu agiraient en toute indépendance et dans une grande diversité de formats, dont des formats ouverts. Ce second scénario laisse également une place au développement d’un internet « à deux vitesses », comportant des îlots IMS à haute qualité de service, au milieu de l’internet « de base ».


[1] Unité de mesure d’intensité du trafic téléphonique.

[2] Il semble que des fournisseurs d’accès IP bloquent certains trafics IP précis (peer-to-peer par exemple). Ceci reste l’exception.

[3] Métaphoriquement, dénote la disparition de la « valeur faciale » de la prestation, du service, etc.

[4] Gestion des Droits Numériques (en anglais, DRM ou Digital Rights Management) : système de protection anti-copie restreignant l’usage des biens culturels.


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